mercredi 29 janvier 2014

La subjectivité des témoignages

Si vous êtes fan de séries télé policières classiques, mettant en scène des détectives, vous verrez que tout se base sur des témoignages. Tout le monde témoigne et raconte ce qu'il a vu. Bien entendu, le détective met bout à bout tous les témoignages, en suivant bien entendu certaines régles (encore que l'on puisse parfois discuter du bien fondé de sa logique), et confond le coupable. Tout finit bien. Mais la réalité est toute autre...


Les sciences forensiques

Depuis Bertillon, les policiers s'appuient sur des preuves scientifiques pour rechercher la vérité et retracer les évènements qui ont abouti au crime.
En 1870, Bertillon fonde le premier laboratoire de police. Sa technique se base sur "l'anthropométrie judiciaire" pour l'identification des criminels. Comme sont nom l'indique anthropométrie se base sur les mesure des corps humains pour identifier les individus. Bertillon recense 14 mesures pour "ficher" un individu. Il invente la photographie Face/Profil et tous ceux qui sont fans de séries télé américaine peuvent constater que ce système est encore en vigueur de nos jours. Le système ne fonctionne bine entendu que pour les récidives, puisque l'individu doit avoir été arrêté une fois pour que l'on puisse le ficher...
Pour compléter son identification, Bertillon ajoute les empreintes digitales sur les fiches de caratérisation des individus. La police scientifique est née. Les criminels sont fichés, et si l'on se réfère aux passeports biométriques actuels, on ne fait qu'augmenter la technicité de la chose, mais le principe reste identique. Le seul détail nauséabond, c'est que désormais, tout individu est fiché innocent ou criminel...


Les limites des sciences forensiques

Le véritable problème, c'est que les moyens nécessaires pour mettre en oeuvre ces techniques sont excessivement onéreux. De plus, des empreintes digitales ne prouvent rien pas plus que de l'ADN.
Si on retrouve de l'ADN sur une scène de crime, le criminel a pu l'apporter pour brouiller les pistes...
La lutte police - criminels ne se joue pas sur le plan technique, elle se joue sur le plan de l'imagination.
A chaque technique, sa contre-mesure...
Le vol des livres dans les bibliothèques a conduit à l'apparition de portiques et les livres sont "pucés" (on met une puce à l'intérieur qui sonne en passant le portique). Les indélicats achètent des chemises pour porteurs de PeaceMaker, renforcées d'un treillis métallique et passent les portiques sans le moindre souci (il s'agit d'une cage de Farraday). Un carton à dessin tapissé de feuilles d'alu ménager permettra de sortir des disques.
Bref, la technique ne permet pas de découvrir le coupable. Il s'agit simplement d'une lutte mesures / contre-mesures.
Une émission de Pierre Bellemare, "les enquêtes impossibles" montre bien les limites de ce système. C'est l'enquête de terrain qui démasque le coupable. Les faits scientifiques sont là pour apporter les preuves qui permettent de confondre l'individu, mais à de rares exceptions près, l'inverse n'est pas vrai.


Un exemple parlant et assez horrible (âmes sensibles, évitez ce chapitre)

Au cours de ses émissions, Pierre Bellemare raconte l'histoire d'un individu brutal et violent qui a une maitresse et dont la femme souhaite divorcer (parce qu'elle a appris l'existence de ladite maitresse, bien sûr). L'homme cédant à ses instincts primaires frappe violemment sa femme (il ne veut pas qu'elle divorce) et la tue en la rouant de coups. Puis il appelle sa maitresse et devant elle, à l'aide d'une pompe à graisse, il remplit les orifices de sa femme de graisse (comprenez TOUS les orifices), prend un bidon métallique, de l'essence, transporte le tout à coté de la rivière avec son pick-up, se place sous un arbre, place le corps de sa femme dans le bidon et verse sur elle de l'essence de sorte que le bidon soit à moitié rempli. Ensuite, il enflamme l'essence.
Les températures produites au cours d'une telle exécution sont telles que le corps est presque totalement consumé et les restes sont tellement déformés qu'ils ne sont plus identifiables. Les empreintes dentaires, les cicatrices, les accidents (os brisés, etc...) ne sont plus visibles.
Le lieu de la crémation est choisi aléatoirement. Rien ne relie l'homme et le crime.
L'enquête durera des mois. Le coupable dira à tous que se femme s'est enfuie et tentera de se faire passer pour une victime, tout en disant que si un jour il remettrait les mains sur sa femme, il lui ferait payer sa conduite. Aucune preuve ne pût conduire vers lui, même si tout le monde se doutait bien de ce qui avait pu se passer.
Pourtant, il fut arrêté et condamné. Non pas grâce à la science, mais bel et bien grâce à la dénonciation de sa maitresse qui après avoir été complice de tels actes de barbarie avait eu peur pour sa propre vie. Il faut aussi dire qu'aux Etats-Unis, on peut négocier sa peine si on témoigne contre le coupable.
Leur système est basé sur la théorie des jeux, mais nous reviendrons sur ce sujet mathématique dans un autre billet.
Bref, sur la base du témoignage de la maitresse, les policiers retrouvent l'endroit de la crémation. Aucune trace ne subsiste, sauf un cercle brûlé au sol et des traces d'hydro-carbures et de graisse dans la terre et sur les feuilles des arbres, ce qui corrobore qu'une crémation a bien eu lieu à cet endroit.... mais rien de plus. Rien ne lie le coupable, la victime et un meurtre...sauf le témoignage de la maitresse.
L'homme est donc arrêté, mais vu la faiblesse des preuves, il échappe à la peine de mort, obtient une peine réduite de prison et sa maitresse doit suivre le programme de protection des témoins car elle est menacée de mort par son amant. Les experts et autres policiers scientifiques peuvent aller se rhabiller : ils n'ont rien de concret à fournir à la justice...
Ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres et je l'ai choisi pour la barbarie particulière des faits qui montrent qu'un monstre peut se jouer de la justice humaine. Et encore : il aurait pu s'enfuir et échapper même à sa peine de prison....
Par contre, qu'est ce qui prouve que le témoignage de cette femme est sincère ? Certes, vu les circonstances, on se doute que c'est l'exacte vérité, mais sur le plan de la logique, rien n'est certain dans cette affaire. On travaille au pifomètre et aucune preuve sérieuse ne relie tous ces éléments.


Au bout du compte, que faut-il en penser ?

L'exemple ci-dessus n'est qu'une illustration destinée à montrer que la police scientique ne trouve pas le coupable : elle peut tout juste corroborer l'enquête de terrain et fournir des preuves, à l'accusation comme à la défense d'ailleurs. Comme toujours le reste est une affaire d'humains. Nous sommes toujours dans l'interprétation des faits. Je vais prendre un exemple pour l'illustrer.
Il y a quelques années de cela, un fait divers avait défrayé la chronique : le plafond d'une église était tombé sur les fidèles durant l'office dominical, tuant la moitié des personnes présentes.
L'Humanité, journal anti-clérical avait fait son gros titre sur le fait qu'ils auraient mieux fait de profiter de leur dimanche pour se reposer comme tout bon travailleur et la Croix, journal catholique avait annoncé : un miracle, la moitié des fidèles échappe à la mort.
Les deux interprétations sont acceptables. Les faits sont connus, ce qui change, c'est leur interprétation.
Les humains aiment la sécurité. Le fait de penser que la justice rend une véritable justice les rassure. Pourtant une fois confrontés à elle, les choses ne sont plus aussi manichéennes...
Commes les preuves scientifiques ne sont pas probantes, on se fie encore et toujours aux témoignages. Et les témoignages sont .... subjectifs.
La boucle est bouclée : nous ne vivons pas dans un monde de certitudes. Nous nous déplaçons dans un chaos ambiant qui est constitué d'une foultitude de paramètres. Bref, c'est la théorie du chaos généralisée. La encore, nous reviendrons à cette notion de théorie du chaos dans un autre billet.
Revenons à nos témoignages.


Une expérience probante

Encore une expérience ? Oui, la physique montre qu'on ne peut être sur du résultat d'une théorie qu'en en faisant l'expérience. Une branche de la physique ne s'occupe d'ailleurs que de cela : la zététique.
Les mêmes causes produisent elles les mêmes effets ? Si oui, on montre le déterminisme d'une chose. Jetez un objet lourd en l'air : il retombera quoi que vouliez qu'il fasse. Ce n'est pas votre volonté qui le guide, mais les lois de la physique. Même causes, mêmes effets. Par contre, si une seule fois, un objet lourd lancé en l'air ne retombait pas, tous les autres paramètres étant identiques, cela voudrait dire que la loi de la pesanteur est fausse. Avouons-le ce serait assez extraordinaire et les scientifiques s'interesseraient surtout à la quantité d'alcool ingérée par l'expérimentateur ou aux matières illicites qui rendent gai absorbées par celui-ci avant de valider un tel résultat...
Revenons en à notre expérience. Etant coulrophobe (j'ai une peur panique irraisonnée des clowns), cette expérience me fait froid dans le dos, mais il parait que cette phobie est assez rare....

Un prof de fac entre dans l'amphi et commence son cours.

En plein milieu du cours, déboule un clown qui fait le pitre puis tire à deux ou trois reprises sur le professeur, heureusement sans le toucher...
Tout le monde est stupéfait, professeur y compris. Quelques minutes après la police arrive et prend les dépositions des témoins sur un questionnaire... 
Taille du suspect, poids présumé, costume, nombre de coups de feu, enchainement des faits, etc... tout y passe.
Une fois les dépositions achevées, le masque tombe : tout celà n'est qu'une mise en scène.
Le clown est un professeur de la fac, les balles sont des balles à blanc, les policiers sont des faux policiers, l'intervenant qui faisait le cours est l'instigateur de la chose.
Blague de potache ? pas du tout....


La clé de l'expérience

En fait, les réponses au questionnaire sont la clé de cette expérience.
Les questionnaires sont préimprimés pour permettre un dépouillement rapide des réponses. Les faux policiers sont de vrais sociologues ou anthropologues selon les cas.
Et les résultats sont ahurissants. Tout le monde a vu la même scène (elle a d'ailleurs été filmée et sera repassée comme preuve après le cours sur "la subjectivité des témoignages" justement....lol) et pourtant les témoignages divergent. Ils estiment une taille qui va de nain à géant, certains voient un chapeau sur le clown, d'autres une perruque. Les vêtements sont de toutes les couleurs, chacun donnant la sienne (on remarque d'ailleurs que certains présentent des tempéraments d'artistes,  qui décrivent du bleu lavande ou ocre de Provence, etc....).
Bref, alors que chacun a vu la même scène, aucun témoignage n'est identique (on n'a pas laissé le temps de se concerter aux élèves) et c'est la plus grande cacophonie sur ce qui s'est réellement passé.
Mieux, certains voient le clown arborer un rictus mauvais (ils sont la plupart du temps trop loin pour voir et le maquillage déforme les traits), pousser des cris (alors que le clown ne dit pas un mot en réalité) et chacun va décrire un scénario différent : il est arrivé par ici ou par la, est monté sur l'estrade ou pas, a tiré en direction des élèves ou pas, etc....

Où se trouve la vérité ??? La vérité n'existe pas... Chacun a réellement vu ce qu'il décrit. mais personne n'a vu pareil. Une personne grande verra le clown petit et inversement.
En gros, le résultat de cette expérience c'est qu'il ne faut pas se fier aux témoignages, surtout dans des moments d'émotivité intense. Par contre, par recoupements entre témoignages et par croisement des données et études statistiques, on peut arriver à une sorte de "plus petit commun dénominateur" qui retrace à peu près les choses comme elles se sont passées. La preuve est faite : les témoignages sont subjectifs. Mais plus on en a, plus on a une idée précise de la chose. Inversement on sait donc que si tous le témoignages concordent exactement, c'est qu'il y a eu entente entre les témoins...
Les enquêtes se basent donc principalement sur les humains : enquêteurs, suspects et témoins et c'est la connaissance psychologique des individus par les enquêteurs qui menera à la vérité.
C'est donc tout...sauf une science exacte. Une fois le scénario plausible retracé, les sciences forensiques prendront le relais et confirmeront ou infirmeront certaines hypothèses.


La cécité d'inattention

Pour parfaire le tableau sur la subjectivité des témoignages, nous allons parler de la cécité d'inattention.
Plusieurs expériences ont été menées sur ce sujet, et les résultats, quoique difficiles à croire sont bien réels. Il y a plusieurs expériences, mais voici la plus connue :
On demande à des éléves de fac de suivre une séquence de quelques minutes d'un match de basket. A la moitié de l'échantillon, on donne comme mission de compter les passes de l'équipe 1 (par exemple les maillots rouges) et à l'autre moitié, on confie la tâche de compter les passes de l'équipe 2 (par exemple les maillots bleus).
Au cours de la partie, un acteur déguisé en gorille traverse le terrain. A la fin du film, on demande aux élèves de donner leurs décomptes de passes, puis on leur demande s'ils ont vu quelque chose de bizarre au cours du match. Environ 50% de l'effectif total des élèves n'a rien noté d'anormal. Pour eux, le gorille a été invisible. Aussi incroyable que cela puisse paraitre et d'autre expériences l'ont démontré aussi, une fois l'attention focalisée sur un point précis, tout le reste est quasiment occulté.
Cette notion de cécité d'inattention peut provoquer des drames, notamment en matière de sécurité routière où la perte d'attention peut avoir des conséquences tragiques.
Le cerveau du conducteur somnole. Il déconnecte au fur et à mesure tous les sens qui lui semblent inutiles. D'abord le goût, puis l'odorat, puis le toucher, puis l'ouie et enfin la vue. Il s'agit d'un micro-sommeil. C'est pour cela que l'on conseille de faire une halte toutes les deux heures et surtout de descendre du véhicule pour marcher. La marche réveille le cerveau et rétablit les sens du conducteur.
Si l'on ne suit pas ces recommandations, comme il serait très rare qu'un gros gibier traverse la route, voire pire, un humain, le conducteur en toute bonne foi, risque de ne pas le voir...ou de le voir trop tard....


La subjectivité des témoignages

Comme nous venons de le démontrer, les témoignages sont totalement subjectifs et les résolutions d'enquêtes sont plus dûes à des approches psychologiques qu'à des approches forensiques.
Il faut déméler le bon grain de l'ivraie et c'est la tâche des enquêteurs.
Tout ce qui leur est présenté est subjetif et ils doivent retracer des faits en prenant les hypothèses les plus probables en se basant sur les déclarations des témoins. Leurs hypothèses sont confirmées ou non par la police scientifique et au fur et à mesure de l'enquête, ils se rapprochent de l'enchainement réel des faits. C'est pour cela que les reconstitutions sont un des éléments clés de l'enquête. Il faut savoir comment les choses se sont passées pour vérifier les hypothèses.
Tout l'éventail de la psychanalyse comportementaliste y passe : promesses, séduction, jeu sur la culpabilité, le soulagement de la conscience, les "deals" basés sur la théorie des jeux, etc....
Et malgré cela les taux d'élucidation sont très faibles. Encore une fois, tout repose sur l'être humain et son cerveau. La psychologie encore et toujours, la sociologie voire l'anthropologie sont les armes réellement efficaces des enquêtes modernes. 
Il faut se rappeler le désastre de l'enquête d'Outreau et ses conséquences dramatiques pour comprendre que l'humain est à la base de tout et qu'il faut toujours savoir raison garder. L'humain est la cause et l'enjeu des enquêtes criminelles. Tout miser sur l'humain serait une erreur. Négliger l'humain serait une abomination.


Pour rire un peu

Nous venons de gloser sur la subjectivité des témoignages. Tout cela était abominablement sérieux. Une petite note d'humour s'impose pour détendre l'atmosphère.
Un gendarme enquête sur une apparation d'OVNIs dans un petit village de la France profonde. Le témoin est Berthe, une femme qui va doucement sur son centenaire.
Le gendarme :
- Bonjour Mme Berthe. Pouvez-vous me décrire ce que vous avez vu ?
- Bien sûr, j'ai vu des lumières rouges, jaunes et bleues descendre du ciel et tournoyer lentement en changeant de couleur.
- Bien... et ensuite ?
- Ensuite, elles sont descendues vers le troupeau de vaches de Marcel, puis sont remontées en flêche vers le ciel et ont disparu.
- Vous êtes bien sûre d'avoir vu ça, Mme Berthe ?
- Tout à fait : je les ai vues comme je vous vois, Mr le Curé.....

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